Journal de bord

#101 [CARNETS D’HIPPOLYTE] Récapitulatif du journal d’Hippolyte à bord de l’Ocean Viking

Pour notre première mission cette année, le journaliste de bande dessinée Hippolyte se joint à nous. Son séjour à bord était déjà prévu pour l’été 2020 – puis l’Ocean Viking a été détenu par les autorités italiennes à Porto Empedocle, en Sicile, en juillet 2020. Depuis Marseille et la Sicile, Hippolyte a accompagné les efforts pour libérer notre navire de recherche et sauvetage.

Le 11 janvier 2021, l’Ocean Viking a mis le cap sur la Méditerranée centrale. À bord : Hippolyte et son carnet de notes, dans lequel il transmet une impression très particulière de notre mission de sauvetage à travers des illustrations et des textes.

Nous publions ici une sélection de dessins et de textes. La date indique la date de publication respective sur le magazine suisse en ligne Heidi News, où tous les articles peuvent être lus en français.

Vue d’ensemble

30 décembre 2020 : Retour en mer pour l’Ocean Viking 
6 janvier 2021 : Breath (Respirer)
14 janvier 2021 : Tanguy, le sauvetage à l’infini
15 janvier 2021 : La chaîne humaine 
18 janvier 2021 : Tout un symbole 
19 janvier 2021 : Erik le Viking & Persepolis
22 janvier 2021 : Tous les sens en éveil

30 décembre 2020

Retour en mer pour l’Ocean Viking 

L’Ocean Viking est enfin revenu à Marseille le 27 décembre, libéré par les autorités italiennes. À quelques encablures du port à vol d’oiseau, nous nous retrouvons pour dix jours de quarantaine avec l’équipage, 24 personnes au total, réparties individuellement dans 24 chambres et communiquant par voie électronique entre test PCR et prises de température hebdomadaires. En attente pour rejoindre l’équipage de neuf personnes du navire, débarrassé du risque COVID qui nous empêcherait chacun de prendre la mer. 

Je retrouve quelques amis laissés cet été : Gavino, Mat’, Julia et Luisa qui n’ont cessé de travailler à ce retour durant ces cinq mois, inlassablement, comme le reste des équipes de SOS MEDITERRANEE. Avec les autres membres de l’équipe, venus de toute l’Europe, nous allons apprendre à nous connaitre, à nous préparer au mieux. Des murs nous séparent encore les uns des autres, pour quelques jours. Durant ce temps des hommes, des femmes, des enfants se retrouveront encore en perdition en mer, comme chaque jour depuis des mois, nous en croiserons certains d’ici deux semaines. Quelques-uns au milieu de cet océan de détresse. Quelques histoires, quelques espoirs émergeant au milieu de milliers d’autres, au creux de chaque vague. Le temps presse. Chaque jour la mer emporte des histoires. 

6 janvier 2021

Breath (Respirer)

Huitième jour de quarantaine. La date de départ de l’Ocean Viking fixée au 10 janvier se rapproche inexorablement. 

Chaque jour la formation se poursuit, par écrans interposés, sur tous les sujets. Relatifs au navire et au fonctionnements des différentes équipes à bord. Une manière de prendre conscience de ce qui nous attend. Pour être prêt le jour J. Ou les jours J. Aujourd’hui nous avons même eu droit à un cours de navigation et de lecture de cartes maritimes avec Anna. Et une orange pour faire le globe terrestre. L’art de s’adapter à tout. 

La veille je descendais à la salle commune. Nous pouvions enfin commencer à nous rassembler par petits groupes, maintenant que nous étions tous négatifs au COVID. Gardant nos masques et nos distances malgré tout. C’était presque étonnant de revoir des gens. Erik, de l’équipe de recherche et de sauvetage (SAR Team), dirigeait un atelier sur le contrôle de soi et la respiration en cas de stress. Dehors une partie de l’équipe fumait une cigarette au grand air. Une façon de respirer.

Sophie Beau, la directrice de SOS MEDITERRANEE me glissait ces mots : 

« Nous ne sommes pas des héros, nous faisons juste une infime part face aux défis devant nous. Il faut en finir avec cette image des héros de l’humanitaire. Nous sommes simplement des citoyens, des professionnels, des humains concernés. » 

Une volonté et une force qui irriguent et nourrissent tous ceux qui y participent. Les bénévoles, les marins, les équipes à terre, en mer, trouvant tous dans cette action une force collective et humaine qui rejaillit sur d’autres projets, sur d’autres actions, donnant du souffle à leurs regards.  

Le « ruissellement » agit. Dans la solidarité. Une façon de se tenir debout. 

14 janvier 2021

Tanguy, le sauvetage à l’infini

Tanguy est totalement à sa place sur l’Ocean Viking. La mer et le secoursc’est toute sa vie.  

Quelques années comme militaire dans la sécurité civile sur des opérations de secours d’urgence, sapeur-pompier ou marin pêcheur, ce Breton de bientôt 40 ans est aujourd’hui le marin avec le plus d’ancienneté chez SOS MEDITERRANEE. Sur l’Aquarius depuis août 2016. Puis sur l’Ocean Viking jusqu’à aujourd’hui. « Cadre militaire ou pompier civil, ça aide à intégrer des façons de travailler. » 

« Pour moi la loi maritime c’est la loi maritime, que ce soit des migrants ou pas, on n’en a rien à foutre de ça. Je ne fais pas de politique, je fais du sauvetage. A chaque fois que t’arrives à dépasser une crise tu crois que t’es bien, et y a toujours un truc en plus. Bon là c’était le Covid, mais y a toujours un truc en plus. Entre toi et moi, au bout du 4ème Port State Control (contrôle portuaire du navire) en Sicile c’est quand même étrange de trouver des déficiences alors qu’il n’y en avait pas les trois fois d’avant. D’un coup on trouve des points faibles, c’est quand même assez curieux… quand on rentre dans l’administratif c’est assez facile de devenir pénible. Après, moi mon travail principal c’est de sauver des gens en mer et de diriger les équipes pour ça. Là c’est l’hiver, ça rend mon travail beaucoup plus compliqué, la houle est plus importante, le vent est plus important, donc les bateaux vont devenir moins stables, surtout ceux en bois. Les “rubber boats” vont moins résister au temps qu’ils passent en mer, donc y a plus de chance qu’ils soient cassés, et donc beaucoup plus de chances d’avoir des situations extrêmes difficiles. C’est beaucoup plus de stress et de pression. C’est surtout ça qui m’inquiète pour le moment, le reste on fera comme d’hab, on fera avec. » 

18 janvier 2021

Tout un symbole 

Je sors sur le pont sentir l’air de la mer et le bois sous mes pieds, comme deux éléments que j’avais presque oubliés. À l’arrière du Viking, au niveau des deux étages de containers, une grande chaine humaine s’est formée. Elle a démarré depuis la veille. « On a charrié des cartons toute la journée hier, on n’est pas contre un coup de main là. » Un peu d’exercice au grand air après dix jours à faire des allers-retours entre le lit et le bureau d’une chambre d’hôtel, on ne va pas dire non. 
  

Responsable de l’équipe de prise en charge des rescapés, Karim s’active depuis le container des hommes et dirige la manœuvre avec sa radio et son débit mitraillette : 50m2 remplis jusqu’au plafond de centaines, de milliers de cartons. À déplacer sur le pont supérieur. Vers les espaces de stockage. Pour laisser place libre aux futurs rescapés et assurer leur survie. Des tonnes de nourriture, de kits de survie et de médicaments. « Franchement je crois qu’on avait 5 ou 6 tonnes à déplacer, et encore hier c’était une semi-remorque entière qu’on a dû vider et t’as évité les packs de 6 bouteilles d’eau ». La solidarité se fait à bout de bras. Gavino en rigole, les miens chauffent. Symboliquement, la mise en route est belle et tous les regards entendus. 

19 janvier 2021

Erik le Viking & Persepolis

Son enfance, en dehors d’une escapade au Pakistan, Erik la passe sur les lacs de Hollande, dans le Ÿsselmeer, là où la mer du Nord rencontre les estuaires d’Europe. Dès l’âge de 6 ans, il naviguera sur tous types d’embarcation, avec son père, son frère, ses amis, sans s’arrêter. Et s’entraînera toute sa vie comme un fou, Aussi bien sur des voiliers de toutes tailles que sur des bateaux à moteur. 

En 2016, Erik a 58 ans. S’il continue à donner de sa présence dans les théâtres de Hollande ou de sa voix charismatique pour de publicités, sa vie est définitivement tournée vers le secours en mer : une mission sur le Jugend Rettet en 2017, une autre avec Sea-Watch en 2018, puis enfin sa première mission sur l’Ocean Viking en juillet 2019. Aujourd’hui, il entame sa cinquième mission à bord du navire de SOS MEDITERRANEE. 

« Je suis devenu sauveteur à SOS Méditerranée. Je me concentre à 100% à cette mission. J’aime toujours jouer la comédie. Mais je n’ai plus le cœur à courir les agences. Je l’ai suffisamment fait par le passé et je n’ai plus cela à me prouver. J’ai suffisamment travaillé pour avoir de quoi vivre et je n’ai pas besoin de grand-chose, juste ce qu’il faut, pour faire ce qui me tient à cœur. » 

22 janvier 2021

Tous les sens en éveil.

Comme chaque matin, je me rends sur le pont supérieur, entre chien et loup. Pour voir la lumière se faire jour autour de nous. Je suis souvent le seul debout, avec les hommes du crew. 

Pas ce matin. Charlie est déjà sur le pont. Pieds ancrés au sol, coudes vissés sur la bouche d’aération et jumelles au poing. Il scrute l’horizon.

« On ne se rend jamais compte à quel point la Méditerranée est vaste. Immense. Imagine une petite embarcation perdue au milieu de tout ça. De nuit. C’est presque impossible à voir. Alors que les personnes à bord sont en train de hurler parce qu’ils t’aperçoivent. Avec toutes nos lumières. Ils crient, et tu n’entends rien. » 

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Illustrations et textes : Hippolyte