Journal de bord

#18 [TÉMOIGNAGE] La nuit je pense à ceux que j’ai vus mourir

Ousmane, survivant

Un rescapé de l’Aquarius s’est retrouvé par hasard hébergé chez l’une de nos bénévoles. Plus d’un an après son passage sur le pont du navire de sauvetage, en avril 2017, voilà qu’il se livre. Sans fard ni détour, son histoire est ici retranscrite.

Ousmane a aujourd’hui 24 ans. Son abord est simple et ouvert, il est souriant. Cependant, dès que l’échange de mots s’interrompt, dès que la personne qui l’héberge (et qu’il appelle Maman) n’est plus là, le repli, la détresse se font jour sur son visage, dans son regard. C’est alors que ce sourire apparait surtout comme une protection contre l’inquiétude, tout autant qu’une politesse adressée à autrui. Ousmane relatera ainsi son histoire…

Partir pour survivre

Originaire d’un village de Côte d’Ivoire, il est le dernier enfant d’une famille de cultivateurs qui produit des céréales, et les vend au marché. Une famille très pauvre, dira-t-il. Car le décès de son père les a frappés lorsqu’Ousmane avait seulement neuf ans; la maman assumera dès lors la responsabilité de six enfants. « Il n’y avait rien chez nous au village. Mais j’ai pu quand même aller à l’école de huit à quatorze ans en ville. Je dormais chez un camarade de classe…»

Lorsqu’il atteint l’âge de 21 ans, il perd sa mère. Or des enfants sont nés dans la famille. Il n’est plus un fils. Il entre dans la génération des pères. Le travail de leur terre est insuffisant à répondre aux besoins élémentaires de tous. Il devient urgent de partir chercher du travail plus loin; son frère aîné lui fournit une petite somme pour voyager.

Ousmane arpente sans relâche la sous-région d’Afrique de l’Ouest. Il se rend d’abord en Guinée Conakry, où il exercera au jour le jour divers métiers, de jour comme de nuit : ouvrier agricole, cuisinier, vigile…

Ousmane va là où on lui dit qu’il y a du travail. Il voyagera à l’intérieur du Sénégal, du Mali, du Burkina-Faso. A Niamey, au Niger, il se fera dépouiller du peu d’argent qu’il a et qu’il porte toujours sur lui. Il survivra un temps grâce aux repas d’une association de rue.

« [Lorsqu’ils m’ont frappé, je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille »

Son frère lui envoie alors l’argent pour prendre un bus vers le Sud de la Libye. A Gadron, première ville après la frontière nigéro-libyenne, Ousmane trouve un temps du travail en tant qu’ouvrier agricole. Mais les difficultés d’existence persistent, et s’étalent sur de longs mois. Puis, il n’y a plus de travail. Il décide alors, en accord avec son frère, de tenter de passer en Europe via la Libye. Il entre à Tripoli.

C’est là que très rapidement, on l’arrête, on l’emprisonne dans une pièce où quarante à cinquante personnes noires (maliennes, guinéennes, sénégalaises, camerounaises, des hommes et des femmes, dont un couple de compatriotes) sont déjà incarcérées : « On souffrait de la faim dans cette chambre… il y avait beaucoup de malades. Lorsqu’ils étaient trop malades, ils allaient un peu à l’hôpital, mais ils revenaient et les gardiens appelaient leur famille pour qu’elle envoie une rançon… six-cents euros !»

Ousmane, lui, a dû être hospitalisé plusieurs semaines à son arrivée en Italie tant il avait été battu. « [Ils me donnaient] des coups avec des gros bois, tous les jours, dans la région du dos et sur les genoux, jusqu’à ce que je ne puisse plus marcher ni bouger.  Un jour on m’a tendu un téléphone pour que j’appelle mon frère et qu’il paie. Mais [lorsqu’ils m’ont frappé], je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille. Je ne lui ai pas dit qu’on me battait, ça lui aurait fait trop de chagrin. Mon frère a dix personnes sous sa responsabilité : je ne voulais pas lui faire trop de souci.

On ne peut pas expliquer tout ce qui s’est passé en Libye. J’ai vu deux personnes tuées sous mes yeux. Il y a eu des femmes violées. L’homme d’un couple devait dire qu’il ne connaissait pas sa femme, sinon on faisait du mal à la femme pour le faire chanter. Tous les humains ne sont pas pareils. Mais là-bas, ce ne sont pas des humains…»

Ousmane frôle la mort : 42 personnes perdent la vie en mer

Le couple de compatriotes incarcéré avec lui avancera la somme exigée pour qu’il soit libéré et embarqué vers l’Italie.1  Ainsi, la recherche d’un passage vers l’Europe amènera Ousmane et ses compagnons à côtoyer des « intermédiaires » qui l’orienteront vers de prétendus « passeurs ». Mais il sera finalement acheté par un Libyen, qui le revendra à un autre comme on l’aurait fait d’un animal ou d’un meuble. Il n’est plus un homme, seulement la force de travail d’un jeune de 24 ans. Un esclave en somme.

Ousmane réussira cependant à s’échapper. Après un jour de marche, il embarquera finalement de nuit sur l’une des trois embarcations  qui prendront aussitôt la mer. « Un des trois bateaux a coulé. Il y a eu 42 morts. J’ai enlevé mes habits parce qu’ils pouvaient me faire couler puis j’ai nagé vers l’autre canot et je m’y suis accroché. Lorsque l’Aquarius nous a finalement récupérés, il y avait beaucoup de gens qui pleuraient… La dame [qui m’avait prêté l’argent]…son mari avait péri dans l’autre canot. »

Ousmane continuera son périple durant de longs mois de l’Italie du Sud à celle du Nord; ralliera Milan, puis Turin. Puis les Alpes à pied. Il arrivera à Briançon, puis essaiera de rejoindre Marseille, afin d’y retrouver d’éventuels compatriotes. Actuellement hébergé par un collectif de bénévoles, Ousmane a accédé depuis peu au statut de demandeur d’asile en France. Un soulagement.

Ne compter que sur lui-même

« Si tu n’as pas de papiers ici, tu es un nul, tu es un zéro. » Pourtant en sécurité désormais, Ousmane est tourmenté. « Je ne vais pas bien… je ne supporte plus le bruit, je perds souvent connaissance, j’ai des vertiges, je dors mal et je me réveille environ toutes les trente minutes… La nuit je pense à ceux que j’ai vus mourir. Je pense aux enfants de chez moi, à tous ceux qui ont confiance en moi : je suis en Europe maintenant… »

« Ici je me demande comment avoir toujours le bon comportement : avoir un ticket pour le tramway, savoir comment le valider… Il faut apprendre beaucoup de choses pour avoir toujours le bon comportement. Je ne veux pas de « palabres »2 avec d’autres, et quand quelqu’un me « cherche », je ne réponds pas… »

Mais Ousmane s’accroche, pour sa famille. S’il a le souci de parfaire sa connaissance du français, il le parle néanmoins tout à fait couramment. Il connait la langue de son pays, et voudrait apprendre l’anglais. Il sait cultiver la terre. Au cours de son long périple, il a acquis une expérience dans les métiers de la cuisine. Il est devenu compétent en sécurité des bâtiments. Surtout, il a appris à ne compter que sur lui-même.

Ousmane a 24 ans, son abord est simple et ouvert, son visage est souriant.

Régine et Marie

NOTES

1. À ce jour, cette somme a pu être remboursée à l’épouse seule, car le mari a péri noyé dans le naufrage de l’une des trois embarcations de fortune où ils avaient tous pris place; Ousmane reste en contact téléphonique avec cette dame, à qui il considère devoir la vie.

2. Dans ce contexte, « palabres » a le sens de conflit susceptible de dégénérer. Car notre entretien avec Ousmane se déroule après que la plateforme d’asile ait été temporairement fermée consécutivement à un événement de ce type.