Journal de bord

Carnet de sauvetage de Guillaume [#3] , marin-sauveteur à bord de l’Ocean Viking

« Je suis à la passerelle pour la dernière heure de veille aux jumelles quand un « Mayday » confirme la détresse. »

Guillaume a rejoint pour la première fois l’équipe de recherche et de sauvetage de SOS MEDITERRANEE en novembre 2019. De retour sur l’Ocean Viking ce printemps, le marin-sauveteur nous fait part de son expérience à bord. Voici le troisième carnet issu de son journal de bord. 

 

20 au 23 avril 2021

Le 21 avril au réveil, je constate que l’Ocean Viking court à toute vitesse vers l’ouest-nord-ouest. Nous filons en effet à 12 nœuds, vers une cible ayant déclenché une alerte un peu plus tôt dans la nuit, et encore à quelques heures de route : ce serait une embarcation en bois avec environ 42 personnes à bord. Sur zone, du lever au coucher, la recherche active aux jumelles n’aboutira pas. La mer n’est pas bonne. Nous ne saurons jamais si ces personnes ont pu s’échapper vers un abri à temps ou s’ils ont chaviré1.

Nous quittons cette zone pour une autre cible dans l’est-sud-est, à 10 heures de navigation de notre localisation actuelle. Le soleil dilue son mercure sur la surface aqueuse ; et le vent, encore le vent qui se planque dans la nuit qui arrive pour lever des vagues bien trop hautes. Je suis à la passerelle pour la dernière heure de veille aux jumelles quand un « Mayday » provenant d’un avion, diffusé sur le canal 16 de la VHF (canal radio public veillé par tous les navires) confirme la détresse. Luisa, la coordinatrice de recherche et de sauvetage à bord, accuse réception de l’appel de détresse. Emma, journaliste à bord et à la passerelle depuis quelques heures aussi, appuie sur « record » à ce moment décisif, par instinct peut-être.

Aucun centre de coordination de secours à terre n’applique son devoir de coordonner l’opération de sauvetage.

C’est un canot pneumatique en détresse, avec environ 130 personnes à son bord, en zone de recherche et de sauvetage libyenne, dans les eaux internationales. Les garde-côtes libyens, financés en partie par des subventions de pays européens, ne sortiront pas cette nuit. Aucun centre de coordination de secours à terre n’applique son devoir de coordonner l’opération de sauvetage. Trois navires marchands, eux, recherchent activement l’embarcation en détresse. Tout est sombre, les traits sur les visages de celles et de ceux qui veillent, le poing de la houle sur la coque, le bruit qui imite le silence, le feu dans les gorges de celles et de ceux que nous ne trouvons pas, même l’écume a renoncé à sa blancheur.

Puis le jour qui revient avec ses heures creuses. Nous poursuivons la patrouille en quadrillant méthodiquement la surface estimée de dérive du canot. Je monte à la passerelle avec Amine pour notre quart aux jumelles. Puis l’épave au loin ; un corps flotte dans une chambre à air qui fait office de bouée, tête dans l’eau. D’autres corps suivent, comme de petits cailloux blancs indiquant le chemin du naufrage. C’est le navire marchand MY ROSE qui a repéré l’épave il y a quelques heures déjà.

Personne ne sait parce que personne ne veut savoir.

Trois navires de commerce, un navire humanitaire et le bon sens marin : la solidarité, même déplumée, existe encore. Les politiques européennes, elles, se faufilent dans l’illégalité. Nos pays ont pourtant signé les conventions maritimes pour la sauvegarde de la vie humaine en mer ! Des vies invisibles, des morts invisibles, ils et elles ont des noms et des prénoms, des familles qui ne sauront jamais. Personne ne sait parce que personne ne veut savoir. Une minute de silence, on pleure un bon coup et on recommence.

 

1. Le 25 avril, nous apprendrons avec soulagement, via un tweet de l’association Alarm Phone, que l’embarcation en détresse aurait atteint la Tunisie .

Crédits photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE


 

Les précédents carnets de Guillaume, réalisés pendant la douzième mission de l’Ocean Viking en avril 2021, sont disponibles ici et ici.