Journal de bord

#14 [PORTRAIT] Alpha Kaba, esclave et naufragé : raconter l’indicible

Alpha Kaba relate ses trois années d’esclavage en Libye, véritable calvaire qui s’est achevé lorsqu’il a fui sur une embarcation de fortune. De ce récit il a tiré une autobiographie au titre évocateur : Esclave des milices – Voyage au bout de l’enfer libyen, parue en février dernier chez Fayard.  

« Je témoigne pour tous ces morts qui ont péri en Méditerranée… »

« Ce qui me pousse à témoigner, c’est l’urgence d’interpeller les autorités et les citoyen.ne.s qui ne savent pas encore ce que les migrant.e.s ont subi avant d’être sauvés par des navires comme l’Aquarius. Je témoigne pour tous ces morts qui ont péri en Méditerranée, qui sont sans voix. Je continue de témoigner pour ceux et celles qui n’ont pas eu ma chance d’étudier en école de journalisme en France, de survivre à l’enfer libyen, à la traversée. Et je continuerai à témoigner… »

 « Je n’étais pas destiné à venir en Libye »

Jeune journaliste radio en Guinée Conakry, Alpha est âgé de 25 ans lorsqu’il voit sa vie basculer un jour de 2013. Victime de menaces de mort à la suite d’une émission polémique qu’il anime, il quitte son pays à la hâte, laissant tout derrière lui – sa petite fille Binta, sa compagne, sa famille…

 « Je n’étais pas destiné à venir en Libye, ce n’était pas du tout dans mes objectifs. Après le saccage des bureaux de Baté FM à Kakan en 2013, le directeur de la radio et moi nous étions recherchés. Je suis parti à Bamako au Mali, et de là on m’a recommandé à un journaliste en Algérie, qui devait me recevoir et me permettre d’exercer mon métier là-bas. »

Mais jamais Alpha ne rencontrera ce précieux contact. « A Alger, j’ai trouvé refuge dans un squat où s’entassaient des ouvriers africains. Un jour ils ont pris la décision de partir en Libye pour trouver du travail. Je les ai suivis. C’est ainsi que je me suis jeté dans la gueule du loup. »

Dès l’arrivée à la frontière, Alpha et ses compagnons sont capturés par une milice libyenne puis vendus comme esclaves. Il est soumis à la détention, au travail forcé, à la torture, la faim, la peur jusqu’à l’épuisement. Son calvaire, raconté avec force détails dans son récit autobiographique, durera près de trois ans.

« Ils nous ont indiqué l’étoile la plus brillante : l’Italie, c’est là-bas ! »

Son quatrième maître lui promet de l’aider à traverser vers l’Europe s’il travaille bien aux champs.

« Il est venu me chercher un soir. Il y avait déjà 150 personnes sur la plage, rassemblées pour traverser à bord d’un bateau pneumatique. Ils nous ont fait monter dans l’embarcation. C’était la nuit : ils nous ont indiqué l’étoile la plus brillante et nous ont dit : l’Italie, c’est là-bas ! Ils ont désigné un pilote parmi nous puis nous ont jetés à la mer. »

Transi de froid et de peur, Alpha est partagé entre l’espoir de retrouver cette liberté dont il a tant rêvé, l’épuisement de ces trois années d’esclavage et l’angoisse de mourir en mer sur cette embarcation de fortune. La nuit sera longue et Alpha joindra sa voix aux prières pour qu’un miracle les tire de cette nouvelle épreuve.

Panique à bord

Une fois en pleine mer, le canot commence à prendre l’eau. « Moi j’étais à l’avant du bateau. Mais à l’arrière, l’eau de mer entrait par un trou et se mélangeait avec l’essence. Ca piquait et ça rongeait la peau de ceux qui étaient assis là. Chacun essayait de remonter vers l’avant du bateau. C’était la panique, tout le monde se bousculait. »  Ecrasés par la masse mouvante, deux femmes dont une enceinte ainsi que cinq adolescents perdent la vie pendant cette nuit.

Peu avant l’aube, l’un des naufragés repère une petite lumière qui scintille au loin. « Nous savions que nous n’avions pas le choix : le bateau était percé et nous allions couler. Si c’était les Libyens, ils nous ramenaient en prison mais on avait une chance de s’en sortir vivant, et si c’était des Européens, ça pouvait être la plus grande joie pour moi et tous ceux qui étaient à bord… Alors nous y sommes allés. »

« Quand j’ai enfin vu le grand bateau, c’est comme si j’avais vu Dieu devant moi. C’était un moment de joie, oui, mais qu’on ne pouvait pas encore exprimer. Car la panique régnait à bord : chacun voulait être sauvé. C’est seulement lorsque les marins-sauveteur.euse.s m’ont passé un gilet de sauvetage et que je l’ai enfilé que je me suis dit :peut-être que je vais m’en sortir vivant ! »

« Je veux lui dire merci ! »

Les marins tentent de calmer les naufragé.e.s, mais l’affolement est tel que plusieurs tombent à l’eau. Alpha est de ceux-là. « Je commençais à boire la tasse, je ne sais pas vraiment nager. Les sauveteur.euse.s ont jeté unpetit ballon[dispositif de flottaison] pour qu’on puisse s’accrocher. Alors une femme m’a tiré par la main puis m’a hissé dans le canot de sauvetage…  Je ne reverrai sans doute jamais celle qui m’a sauvé la vie, je ne connais même pas son nom, mais je veux lui dire merci ! »

Empêcher les ONG de naviguer, un crime contre l’humanité

La voix du jeune homme ne tremble pas et sa détermination à alerter sur la situation en Libye demeure intacte. « Aujourd’hui je suis citoyen européen. Et à ce titre je veux demander à tous nos gouvernements d’être plus humains et de penser à tous ces gens qui continuent de mourir en Méditerranée, mais aussi en Libye, et qui ont besoin d’aide pour survivre. » 

« Le fait d’empêcher des navires comme l’Aquarius de naviguer est un crime contre l’humanité ! Et si au lieu de sauver les vies, les Etats préfèrent tuer ces gens, je pense que l’histoire en témoignera. Les citoyen.ne.s européen.ne.s qui sont justes doivent se mettre à la place des migrant.e.s. On vous tend la main pour être sauvés. On ne sait pas qui sera à notre place demain. Vous peut-être. Être humains, solidaires : c’est la seule issue pour sauver notre monde. »

CREDITS PHOTO : Jean-François Deroubaix / SOS MEDITERRANEE